Texte et photographies publiés dans le n°2 de la revue Pièce Détachée, 2019.
Habiller Priape
À propos de la braguette et plus généralement des liens complexes entre le sexe masculin et son enveloppe textile
« Mes couilles, dit-il, mes couilles, les femmes elles avancent bien en présentant les nichons, elles paradent avec, les femmes, mes couilles, j'ai bien le droit de les offrir, de les mettre en avant, et même, mes couilles, de les présenter sur un plateau. J'ai même le droit, elles sont belles, de les envoyer en cadeau à Pola Négri ou au prince de Galles ! »
Jean Genet, Le journal du voleur
Jean Genet, Le journal du voleur
L'habit bifide dans lequel le sexe masculin se trouve le plus souvent pris lors de ses apparitions publiques peut opérer, du point de vue de la monstration du corps, ce qui demeure impossible à la jupe, aussi courte soit-elle : prendre le sexe, le soutenir, mais aussi le mouler, le souligner, parfois même exposer très franchement ses états d'excitation. La zone de la braguette, parfois ample et pudique, peut d'autres fois s'animer d'ombres et de reliefs changeants, pour se faire vitrine des pensées de celui qui la porte. On se penchera ici sur quelques-unes des modalités de cette rencontre particulière entre l'anatomie et l'habit, sur les façons possibles qu'a le vêtement de mettre en avant la présence ou l'émotivité du sexe masculin. Autant que le problème de la décence et de l'affichage du désir, c'est la question de la mise en scène d'un corps masculin érotisé et esthétisé qui se pose, celle des modes possibles d'exposition et de contemplation de ses appâts. Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous déploierons ici, non pas une série de silhouettes de mode à proprement parler mais plutôt une galerie de personnages, de figures morales plus ou moins fictionnelles, plus ou moins historiques. L'on privilégiera en elles l'examen de relations particulières entretenues par le corps et l'habit, de régimes singuliers de l'exhibition de soi où le vêtement réinvente à chaque fois sa façon de négocier avec le corps sexué pour en faire un spectacle.
Le bragard
Notre première figure constitue l'exemple le plus évident, on pourrait presque dire le plus caricatural, de mise en avant du sexe par l'habit : le « bragard » parade le bas-ventre orné d'une turgescente « braguette », étui pénien rigide mimant une érection éternelle et dont le conduit sert également de poche, réservoir à mouchoir, monnaie, fruit ou autre petit objet(1). Son phallus textile, cas unique de vêtement figuratif, représentant au sens propre l'état corporel de l'érection, se pose comme métaphore vestimentaire de sa puissance masculine, et bénéficie entre les années 1520 et 1570 en Europe, notamment en France et en Angleterre, de la légitimité d'une convention de mode. Si le « bragard », « braguetteur » ou encore « bragueux » se veut viril et se présente comme un fier-à-bras à l'entrejambe toujours vaillant, il est aussi un homme très décoré et très coquet : ce sont au premier chef les grands souverains du XVIe siècle, Henri VIII et François Ier, qui incarnent ce type d'homme « élégant, fastueux et vantard (2)», se battant à mains nues quand il le faut mais n'en dépensant pas moins des sommes astronomiques en vêtements. Leurs glorieuses braguettes renvoient, au même titre que leurs rivières de bijoux et que les somptueux tissus qui les recouvrent, à une conception triomphale(3) de l'apparence masculine.Le costume du bragard est donc loin, on le comprend, de mettre en scène un sexe réel : il cache l'anatomie physique et en donne à voir une image rêvée, déployant sa narration de la virilité au moyen d'un art consommé de la pose et de l'auto-conviction. La forme déterminée, rigide et fixe de la braguette, quelle que soit l'humeur de celui qui la porte, reste une forme de convention, ne confessant rien des états réels de la chair. Au contraire, comme la pièce de costume militaire dont elle dérive (une coque de métal rembourrée) elle dissimule et protège l'intimité de tout regard intrusif. Elle n'est qu'un sexe de façade, un organe ornemental, toute recouverte qu'elle est de tissus de couleurs chatoyantes, de crevés ou de broderies. Si elle fait entrer le phallus dans la mode, c'est donc au prix de son idéalisation, et même de son abstraction vestimentaire : caché par le masque somptuaire qui le figure, le sexe de chair du bragard reste secret, s'oublie sous son spectaculaire double de tissu.
Pantalone
La symbolique virile dont relève la braguette se déploie, au XVIe siècle, dans le cadre d'un monde vestimentaire commun, institué et légitimé par la période : son adoption est généralisée, et touche toutes les classes sociales des décennies durant. Mais si on laisse le temps décaler notre regard, et si l'on oublie les codes qui soutiennent son premier succès de mode, cette pièce de costume apparaît toute autre. Pantalone, célèbre personnage de la Commedia dell'Arte, vieillard libidineux, avare et dupe de tous, chez qui la braguette survit comme attribut scénique jusqu'à la fin du XVIIe siècle, constitue à ce point un exemple éclairant. Son expressivité génitale acquiert une autre teinte morale, et un autre mode de signification : en plus d'un signe de décalage avec les temps, d'un retard sur la mode de près d'un siècle, elle devient chez lui le stigmate d'une érotomanie caractéristique, l'enseigne du type grotesque du séducteur hors d'âge qu'il incarne sur les scènes de théâtre italiennes. N'étant portée que par lui seul, elle se constitue, non plus comme symbole conventionnel de puissance, mais comme enseigne d'un désir tiraillant, tourmentant un vieil homme dont on sait qu'il ne bande plus. Elle parle de ce que Pantalone aimerait faire et vivre, de ce qu'il garde toujours à l'esprit mais qu'il fait cependant si rarement : plus encore que celle du bragard, elles est « pleine de vent(4) », et tout le monde le sait. D'où le côté pathétique, ici, d'un faux sexe bravache en permanence promené, brandi aux yeux de tous et de toutes, mais sans plus faire illusion : son caractère postiche éclate au grand jour, ornant le bas-ventre d'un mari jaloux ou trompé dont le désir est devenu comique aux yeux d'un public sans pitié(5).La braguette, renvoyant dès lors à une forme d'intériorité vécue – toute fictionnelle soit-elle, entre dans le domaine de la signalétique psychologique. Elle figure une brèche, une ouverture vers des états émotifs, des passions qui singularisent le personnage de Pantalone et dont la mise à nu réjouit le public. C'est bien un autre mode opératoire de l'habit qui s'observe ici : le faux-sexe fonctionne presque comme le ferait un poisson d'avril, enseigne d'un ridicule insoupçonné par celui-là même qui le subit.
Priape
Si elle peut se considérer comme le modèle imaginaire du vêtement dénonçant l'écart entre les rêves d'un homme et son état réel, la braguette dressée de Pantalone, bragard hors-d'âge, reste cependant dans le domaine de la volonté de paraître et de l'intention de séduire : elle s'arbore maladroitement, mais délibérément. Qu'en est-il d'un sexe qui parlerait contre la volonté de son porteur, qui viendrait contre son gré, déformer, malmener l'habit, pour véritablement trahir le corps à travers le vêtement ? On trouve chez Priape, dieu grec de la fertilité, un exemple frappant de cette relation de conflit, de contradiction entre l'anatomie et la vêture. Il est d'une obscénité autrement plus massive et plus embarrassante que Pantalone, car ce n'est pas une braguette incurvée qu'il promène devant lui, mais son propre sexe, nu, démesuré et perpétuellement bandant, ne cessant de soulever ou d'écarter les vêtements qu'il porte(6). Cet état le rendant difficile voire impossible à vêtir, on le représente soit couvert d'une toge légère, que son gros membre repousse allègrement, soit tout à fait nu. Comme l'explique écrit Maurice Olender, son « vêtement toujours retroussé » le rend indécent, inapte à la vie en société, et le condamne à un irrémédiable célibat : se présentant aux yeux du monde sans artifice ni pudeur, tel qu'en lui-même, « laid et difforme(7) », il effraie tous ceux dont il s'approche. Car il « porte la marque d'un excès de visibilité », le maintenant hors des normes de beauté et de civilité, toutes deux fondées par « l'art de l'allusion, le détour, la transformation(8) » que son anatomie, rétive à tout enveloppement textile et à toute pudeur, ne peut pratiquer. Pour cela, il est voué à éjaculer en solitaire dans l'herbe des jardins qu'il est protège, et constitue ainsi une figure malheureuse, presque tragique de solitude amoureuse, portant son érection disproportionnée comme une déformation ou une tare, presque une malédiction. Se fait ici sentir le manque du vêtement en tant que contenant, et plus précisément comme instrument de continence : contrairement aux inefficaces toges de Priape qui laissent libre cours à tous les élans de sa virilité, le pantalon fait usuellement office de garde-fou, de frein des élans du sexe. Il modère le contraste entre la ligne horizontale du corps et la ligne verticale de l'organe gonflé, réduit l'angle droit à l'expression moins dramatique d'une bosse, simple saillie tendant vers l'indistinction. C'est à ce prix que l'érection réelle peut exister publiquement, n'étant alors plus qu'une proéminence textile, le signe lisible mais socialement tolérable d'une excitation empaquetée, prise sous des couches de vêtements et de sous-vêtements : c'est précisément parce que le membre indiscipliné et par trop visible de Priape ne peut se résoudre à cet emmaillotement qu'il le condamne à l'opprobre et à la solitude.
Le danseur
On trouve d'ailleurs dans les formes les plus conventionnelles et communes de mise en avant du sexe masculin une exagération de ce caractère abstrait, par lequel il devient simple renflement, monticule. Ainsi, notamment, du très convenable sexe du danseur de ballet classique, rehaussé et transfiguré par les couches successives de sa coquille, de ses collants et de son léotard. Comme l'expose l'écrivain et historien du cinéma Noël Herpe c'est ce
« carcan» par lequel il est à la fois « montré et caché, affirmé et écrasé(9)» qui lui permet de se constituer en point focal de la silhouette sans que personne n'y voie malice, mais aussi plus généralement d'exister en tant qu'objet esthétique. Pour lui, les jambes et le sexe du danseur accèdent avant même de danser, du seul fait de son costume, à une autre forme d'existence, relevant du rêve et de l'imaginaire. Il envisage même le collant comme symbole premier d'un pouvoir quasi-magique du vêtement, qui ne se résume pas en une simple sublimation de la génitalité : son fin pelliculage constitue le premier pas d'une transformation du corps en statue, en œuvre d'art. Cette faculté de transfiguration qu'a le costume du danseur, si elle est constitutive de tout habillement, prend chez lui une acuité particulière, dans la mesure où son corps est moulé, exhibé à l'extrême, et où l'habit se réduit à son expression la plus minimale. L'homme en collants, exposant ainsi ses « attributs virils », muscles ou sexe, se déplace par ailleurs dans une zone d'ambiguïté et d'équivoque sensible, où se fait ressentir, comme l'écrit encore Noël Herpe, « l'empreinte d'un être évanoui », « le souvenir d'une reine morte(10) ». C'est en fait là où le bragard se voulait le plus mâle que le danseur se révèle le plus ambigu, laissant entrevoir, dans la proéminence même de son sexe, une tendance à l'indistinction des genres, une forme de grâce et de fragilité, de vulnérabilité. Il n'y a pas là de quelconques qualités féminines qui viendraient se rattacher au danseur par le fait de la délicatesse de son art, mais des attributs identifiables, si l'on s'y rend attentif, dans tout ce qui vit et meurt, tout ce qui s'élève vers le ciel pour s'effondrer un jour, et menace dont sans cesse de s'écrouler(11). Ainsi donc d'un sexe de chair porté en gloire à condition d'être soutenu, écrasé, protégé par des couches textiles faisant saillir sa vulnérabilité constitutive, mais faisant aussi de lui, pour quelques heures, un début d’œuvre d'art.
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Nous tenons à remercier Erwan de Fligué, pour son placard généreux et son inépuisable érudition, Émile Kirsch pour son aide au casting, et enfin Noël Herpe, pour l'entretien vivifiant et engagé qu'il nous a donné.1Jean-Claude Bologne, Histoire de la coquetterie masculine, Paris, Perrin, 2011, p. 153
2Ibid, p. 150
3Francois Ier pour sa rencontre de 1532 avec Henri VIII s'habille « merveilleusement triumphamment » d'un pourpoint à cent milles écus. Ibid, p. 143
4Selon l'expression de Rabelais, moquant dans Gargantua « les hypocritiques braguettes d'un tas de muguets [damoiseaux] qui ne sont pleines que de vent, au grand préjudice du sexe féminin »
5Pierre-Louis Duchartre, La comédie italienne : L'improvisation, Les canevas, Vies, Caractères, Portraits, Masques des illustres personnages de la Commedia dell'arte, Paris, Librairie de France, 1924, pp. 182 – 186
6 Maurice Olender, « La laideur d'un dieu », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques n°24, 2000, [En ligne] mis en ligne le 17 janvier 2009, URL : http://journals.openedition.org/ccrh/1962
7Ibid.
8Ibid.
9Noël Herpe, « L'ombre des jambes », Nouvelle Revue Française n°608, « De la tête aux pieds », avril 2014, p. 81 - 87
10Ibid.
11On pense ici à Seven Erections (2015) œuvre d'Arthur Gillet, un de nos deux modèles pour cette série : dans sept phallus de porcelaine dressés dont certains sont des vases, accueillant des bouquets, se reflètent en anamorphose une série de memento mori, progressivement recouverts par les pétales fanées. Alors même que le phallus se reconnaît ici pour image fondatrice de tous les monuments que l'on rêve éternels, du menhir à la colonne, il y est aussi miroir des vanités, incarnation par excellence de la caducité de tout symbole de pouvoir.











Texte : Gabrielle Smith
Stylisme : Samuel Bardaji
Direction créative : Bureau Klamm
Photographe : Charly Gosp
Modèles : Arthur Gillet, Eliott
Maquillage et coiffure : Joséphone Brignon
Recherches iconographiques

